La réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre est l’un des enjeux décisifs de l’évolution du climat. Or les impacts environnementaux de l’agriculture intensive, combinée à notre consommation grandissante de viande, appellent à une transformation rapide de nos modes de production comme de nos comportements alimentaires.

C’est dans ce cadre que Gilles Billen et Josette Garnier, chercheurs au laboratoire milieux environnementaux, transferts et interactions dans les hydro-systèmes et les sols (METIS-IPSL), montrent qu’il serait possible de nourrir la France en se passant des pesticides et des engrais de synthèse et en continuant d’exporter des céréales vers les pays qui en ont besoin. À travers l’ensemble de leurs travaux, ils alertent sur les perturbations du cycle de l’azote entraînées par la généralisation des pratiques de l’agriculture industrielle. Surtout, ils proposent un nouveau mode de fonctionnement du secteur agricole, qui contribuerait à préserver les ressources en eau et la biodiversité, tout en émettant deux fois moins de gaz à effet de serre.

La polyculture élevage, le modèle ancestral de l’agriculture durable

L’agriculture consiste à récolter, puis, pour ne pas compromettre sa fertilité, à restituer au sol les éléments qui en ont été extraits. Jusque dans les années 1950, l’élevage est au cœur de ce système. Pour fertiliser les sols et lui apporter l’azote dont il a besoin, les agriculteurs s’appuient sur la technique de la rotation triennale. Ils font pousser des légumineuses fourragères telles que la luzerne ou le trèfle, puis deux céréales successives, avant de revenir à une culture de légumineuse.

L’animal joue dans ce cycle un rôle majeur : lui seul peut transformer ce fourrage en fumier, utilisé comme engrais essentiel à l’entretien de la fertilité du sol. Ce système agricole, appelé polyculture élevage, domine alors en France et dans l’essentiel de l’Europe occidentale.

Vers plus de rendement : la création de l’engrais chimique

En 1913, le futur Prix Nobel de chimie Fritz Haber découvre le procédé qui va permettre de faire dans l’industrie ce que font les légumineuses naturellement : fixer l’azote atmosphérique en azote réactif, sous forme d’ammoniac puis de nitrate. Ce procédé servira d’abord de base à la fabrication d’explosifs pendant la Première Guerre mondiale, avant d’être détourné pour servir à la création d’engrais chimiques. Le recyclage des usines d’explosifs va permettre de progressivement entrer dans l’ère de l’agriculture industrielle. On assiste alors à un changement total de paradigme : la substitution des bovins par les usines, et des légumineuses par les engrais de synthèse.

À partir de là, l’agriculture et l’élevage vont se dissocier et les régions vont se spécialiser dans certains types de productions : grande culture céréalière d’une part, élevage intensif de l’autre. La Bretagne par exemple, va abandonner les productions fourragères locales pour nourrir son bétail, au profit d’importation massive de soja argentin ou brésilien. Les déjections, jusqu’alors essentielles dans le cycle de production, ne servent plus à fertiliser les terres mais constituent un déchet qui donne lieu à des pertes environnementales majeures.

Les travaux de Josette Garnier et Gilles Billen mettent en évidence le déferlement de contaminants dans les eaux et dans l’atmosphère que provoque ce système agricole industriel, paradoxalement appelé aujourd’hui « conventionnel ». Selon un rapport de l’ADEME de 2013, l’agriculture est aujourd’hui responsable de plus de 85% des émissions françaises de N2O. Or les principales sources de N2O sont les engrais azotés minéraux de synthèse et l’urée et les matières organiques non digérées contenues dans les déjections des animaux.

La contamination des eaux de surface et souterraines par les nitrates et les pesticides en est aussi la conséquence directe. L’azote atmosphérique gazeux inerte (N2) fixé par le procédé Haber-Bosch, moyennant une grande consommation de combustible fossile (et donc une émission de CO2 vers l’atmosphère), circule en cascade dans l’environnement sous formes réactives, et retourne à l’atmosphère en protoxyde d’azote (N2O), un gaz à effet de serre, avec un pouvoir de réchauffement global presque 300 fois plus élevé que celui du CO2.

Comment nourrir la France en polluant moins ?

Plus les grandes cultures parviendront à éviter l’engrais de synthèse, moins leurs émissions de polluants seront importantes. Pour le duo de chercheurs, cela passe par un changement profond du système agricole, limitant les apports industriels (fertilisants, pesticides), , plus centrée sur les besoins locaux, plus diversifiée.

Dans le scénario qu’ils proposent, l’agriculture est biologique, reconnectée à l’élevage, pour permettre le recyclage des nutriments. Avec des rotations plus longues et diversifiées, qui comprennent deux ou trois années d’une légumineuse fourragère, comme la luzerne, capable de fixer l’azote atmosphérique (N2) grâce à la symbiose avec des bactéries présentes dans les nodules de ses racines, le sol reçoit l’azote dont il a besoin. La désintensification de l’agriculture se généralise et si les rendements globaux sont moindres, ils correspondent surtout aux besoins réels des territoires.

Ces chercheurs rappellent pour autant que ce système est viable à la condition d’adopter un régime alimentaire plus sobre. Les êtres humains ont besoin de 3,6 kg d’azote protéique par personne et par an, contenant un cocktail d’acides aminés nécessaires à notre organisme. Globalement, cela correspond à 200 kg de céréales, que l’on complète avec des légumineuses à graines (lentilles, pois, haricots…). Ce régime peut être composé de protéines animales. En diminuant de moitié notre consommation de protéines animales, c’est-à-dire en adoptant un régime demitarien, nous pourrions avoir tous les apports énergétiques et nutritionnels essentiels.

Finalement, selon les travaux des deux chercheurs, c’est une alimentation moitié moins riche en protéines animales couplée à la reconnexion des activités agricoles (grandes cultures et élevage, production et alimentation…) et plus d’autonomie des agriculteurs en termes d’apports et de débouchés, que l’agriculture permettra de nourrir la France et le monde, tout en polluant moins.


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Garnier J., Le Noë J., Marescaux A., Sanz-Cobena A., Lassaletta L, Silvestre M., Thieu V., Billen G. (2019). Long term changes in greenhouse gas emissions of French agriculture (1852-2014): from traditional agriculture to conventional intensive systems. Sci. Tot. Environ. 10.1016/j.scitotenv.2019.01.048

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